"J’en arrive au vaste palais de la Mémoire, là où
se trouvent les trésors des images innombrables, véhiculées
par les perceptions de toutes sortes.
Quand je suis là, je fais comparaître tous les souvenirs que je veux.
Certains s’ avancent aussitôt ; d’autres après une plus
longue recherche. Il faut, pour ainsi dire, les arracher à de plus obscures
retraites.
Il en est qui accourent en masse, alors qu’on voulait et qu’on cherchait
autre chose... Je les éloigne de la main de l’esprit du visage de
ma Mémoire, jusqu’à ce que, celui que je veux écarte
les nuages et, du fond de son réduit, paraisse à mes yeux.
D’autres enfin se présentent, en files régulières,
à mesure que je les appelle ; les premiers s’effacent devant les
suivants, et disparaissent pour réapparaître quand je le voudrai.
C’est exactement ce qui se passe lorsque je raconte quelque chose de Mémoire...
C’est là que se conservent, rangées distinctement par espèces,
les sensations qui y ont pénétré, chacune par son accès
propre : la lumière, toutes les couleurs, les formes des corps, par les
yeux. Tous les genres de sons par les oreilles. Toutes les odeurs par les narines.
Enfin, par le sens épars dans tout le corps, le dur ou le mou, le chaud
ou le froid, le doux ou le rude, le lourd ou le léger, les impressions
qui ont leur cause hors du corps ou dans le corps.
La Mémoire les recueille toutes dans ses vastes retraites, dans ses secrets
et ineffables replis. Elles y entrent toutes, chacune par leur porte particulière,
et s’y disposent.
Au reste, ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui entrent dans la mémoire,
mais les images des choses sensibles, pour s’y mettre aux ordres de la pensée
qui les évoque.
Comment ces images se sont-elles formées, qui saurait le dire ? Encore
que l’on voie bien par quel sens elles sont recueillies et enfermées
au dedans de nous.
J’ai beau être dans les ténèbres et le silence, je peux,
à mon gré, me représenter les couleurs par la Mémoire,
distinguer le blanc du noir, et toutes les autres couleurs les unes des autres.
Mes images auditives ne viennent pas troubler mes images visuelles : elles sont
là aussi cependant, comme tapies dans leur retraite isolée. S’il
me plaît de les appeler, elles arrivent aussitôt.
Les impressions introduites en moi par les autres sens je les évoque comme
il me plaît : je discerne le parfum des lys et celui des violettes, sans
humer aucune fleur ; je peux préférer le miel au vin cuit, le poli
au rugueux, sans rien goûter, ni rien toucher, seulement par le souvenir.
C’est en moi-même que se fait tout cela, dans l’immense palais
de la mémoire. C’est là que j’ai à mes ordres
le ciel, la terre, la mer, et toutes les sensations que j’en ai pu éprouver,
sauf celles que j’ai oubliées.
C’est là que je me rencontre moi-même, que je me souviens de
moi-même, de tout ce que j’ai fait, du moment, de l’endroit
où je l’ai fait, des dispositions affectives où je me trouvais
en le faisant.
C’est là que se tiennent tous mes souvenirs, ceux qui sont fondés
sur mon expérience, ou ceux qui ont leur source dans ma croyance à
ce que d’autres m’ont raconté.
Grande est cette puissance de la Mémoire, prodigieusement grande... Ce
n’est qu’un pouvoir de mon esprit, qui tient à ma nature ;
mais je ne puis comprendre entièrement ce que je suis.
L’esprit est trop étroit pour se comprendre lui-même.
Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes
de la mer, le large cours des fleuves, les côtes de l’Océan,
les révolutions des astres, et ils se détournent d’eux-mêmes
Ils ne trouvent point admirable que je parle de toutes ces choses sans les voir
de mes yeux ; cependant, je ne pourrais en parler si, ces montagnes, ces vagues,
ces fleuves, ces astres que j’ai vus, cet océan auquel je crois sur
le témoignage d’autrui, je ne les voyais intérieurement dans
ma mémoire, avec les dimensions que percevraient mes regards au dehors.
Mais, quand je les ai vues de mes yeux, je ne les ai pas absorbées; ce
ne sont pas ces choses qui sont en moi, ce sont seulement leurs images, et je
sais par quel sens elles ont été recueillies.
Ces sortes de réalités ne s’introduisent pas dans la mémoire
; seules leurs images sont captées avec une rapidité étonnante,
et étonnamment disposées comme dans des cases d’où
elles sont extraites par le miracle du souvenir.
Si je reste un peu de temps sans les évoquer, elles se replongent et se
dispersent dans leurs mystérieuses retraites. Force est alors pour la pensée
d’aller les y chercher, et de les réunir une seconde fois pour qu’elles
puissent faire l’objet d’un savoir. Il faut les tirer de leur état
de dispersion, et les rassembler de nouveau.
Cette opération de rassembler, de réunir dans l’esprit et
non point ailleurs, c’est proprement ce qu’on appelle PENSER".
"Les Palais de la mémoire" issu des "Confessions"
de Saint Augustin (354 à 430 ap.J.C.)